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Petit, J.-F. (2022). Religions et sphere publique en Europe. Un retour sur les positions de Jürgen
Habermas. Cuestiones de Filosofía, 8 (31), 41-52.
https://doi.org/10.19053/01235095.v8.n31.2022.15086
Cuestiones de Filosofía
ISSN: 0123-5095
E-ISSN: 2389-9441
Vol. 8- N° 31
Julio - diciembre, año 2022
pp. 41 - 52
Artículo de Reexión
Religions et sphere publique en Europe.
Un retour sur les positions de Jürgen Habermas
1
Religions and the public sphere in Europe.
A return to the positions of Jürgen Habermas
En hommage à Raúl Fornet-Betancourt
Jean-François Petit
2
Catholic University of Paris, France
Institut Catholique de Paris, France
Recepción: 05 de octubre del 2022
Evaluación: 25 de octubre del 2022
Aceptación: 08 de noviembre del 2022
1 Intervention du 2 décembre 2021 pour le séminaire de master franco-allemand organisé par les
facultés de théologie de l’université catholique de Lille et de l’université d’Aix-La-Chapelle sur le
thème «religion et politique en Europe».
2 Doctor en Filosofía por el Institut Catholique de Paris. Directeur du Réseau philosophique de
l’interculturel.
Correo electrónico: jfpetit@netcourrier.com/jf.petit@icp.fr
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Cuestiones de Filosofía No. 31 - Vol. 8 Año 2022 ISSN 0123-5095 Tunja-Colombia
Resumen
En los debates sobre la situación de las religiones en Europa, el pensamiento
de Jürgen Habermas sigue siendo inevitable. Desde la conmoción del 11 de
septiembre de 2001, ha evolucionado en gran medida para dar mayor im-
portancia a las demandas de reconocimiento de las religiones en el espacio
público. Sin embargo, la ética de la discusión debe ser cuestionada ahora a
nuevos costos frente al resurgimiento de los fundamentalismos religiosos y
secularistas.
Palabras clave: religiones, espacio público, Habermas, teología, discusión
(ética de).
Abstract
In the debates on the situation of religions in Europe, the thought of Jürgen
Habermas remains unavoidable. Since the shock of 11 September 2001, it
has largely evolved to give greater prominence to demands for the recogni-
tion of religions in the public space. However, the ethics of discussion must
now be questioned at new costs in the face of the resurgence of religious and
secularist fundamentalisms.
Keywords: religions, public space, Habermas, theology, discussion (ethics of).
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Habermas. Cuestiones de Filosofía, 8 (31), 41-52.
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La pensée de Habermas continue de faire l’objet d’une grande attention dans
la recherche. Depuis la publication en français de ses derniers écrits, notam-
ment le recueil de ses articles (2018a, 2018b), des thèses continuent à être
soutenues. Pour seul exemple, celle Crispin Solula Masunda à l’Université
catholique de Lyon en juin 2021. Elle avait pour titre l’usage public et régulé
de la raison (Solula Masunda, 2021). Parmi les objets de recherche, celle
de la place des religions dans l’espace public occupe une place centrale. A
l’heure où des conits nationalistes comme celui entre la Russie et l’Ukraine
font peser de grandes menaces sur la paix en Europe et dans le monde, il
est important de revenir sur les fondamentaux de la philosophie de Jürgen
Habermas, quitte à les dépasser d’un point de vue interculturel.
Rappelons les données de la question. Dans son livre majeur, Entre natu-
ralisme et religion, Habermas avait longuement discuté avec Rainer Forst,
professeur de philosophie politique à l’université de Francfort et de Thomas
Schmidt, professeur de philosophie de la religion à la même université et
Melissa Yates, de l’université Northwestern (USA) (Petit, 2005, 2009). De
nombreuses versions de ce texte, après des conférences dans le monde en-
tier, ont circulé avant sa publication dénitive en 2006. Sans représenter la
‘quintessence’ de la pensée de Habermas sur le sujet, il n’en demeure pas
moins l’une des pièces essentielles ayant nourri les études sur sa philosophie
et le travail en théologie qu’il faut ici appréhender aussi d’un point de vue
interculturel.
Avant cette prise de position désormais ‘canonique’, se dégageait déjà quatre
façons de comprendre Habermas en théologie: en établir une critique néga-
tive théologiquement fondée; produire une critique théologique de ses posi-
tions; élaborer une pensée théologique à partir de ses positions; faire une uti-
lisation théologique de ses positions (Arens, 1993). Dicile donc de passer
à côté du philosophe allemand le plus lu dans le monde, considéré comme
l’un des meilleurs défenseurs de l’Europe (Muller-Doohm, 2008), présent
récemment jusque dans l’analyse de la crise sanitaire mais dont les limites
paraissent de plus en plus évidentes (Habermas, 2020, p. 23).
La pensée d’Habermas, souvent très contextuelle et en réalité assez euro-
péocentrée, commence par un constat établi dans les années 1990: celui du
‘retour des religions’, ou plus précisément, en empruntant le terme à Peter
Berger, celui d’une ‘désécularisation’. De fait, bien des conits nationaux
ou ethniques ont instrumentalisé les religions à des ns politiques. Les
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fondamentalismes contemporains sont nés sur ce terreau. Habermas visait à
l’époque notamment la révolution en Iran de 1979 ou la guerre en Irak et en
Afghanistan. L’eondrement des tours de Manhattan aura durablement mar-
qué la pensée d’Habermas. Arrivé à New-York en octobre 2001, il aura pu ana-
lyser ‘à chaud’ en quelque sorte ses eets sur sa propre philosophie: «Depuis
le 11 septembre, je ne cesse de me demander si, au regard des événements
d’une telle violence, toute ma conception de l’activité orientée vers l’entente
–celle que je développe depuis la Théorie de l’agir communicationneln’est
pas en train de sombrer dans le ridicule» (Derrida et Habermas, 2004).
De fait, les remises en cause de l’éthique habermasienne de la discussion
furent fortes dès ce moment. Elles n’ont cessé de progresser depuis. Les
pays du Nord, à la suite des thèses (très discutables) de Samuel Hundington,
se demandaient si le monde n’allait pas basculer dans un ‘choc de civilisa-
tions’, optant même, dans certains cas, pour des stratégies de guerre préven-
tive contre les pays de ‘l’axe du mal’. Heureusement, avec d’autres philo-
sophes comme Mickael Walzer, Habermas pointa l’attitude problématique
du bellicisme de l’administration de George Bush, que la retraite calamiteuse
d’Afghanistan, semble à postériori justier. A l’époque, Habermas ne s’éten-
dit pas sur ce qu’il qualiait de «non-contemporanéité dans la sphère cultu-
relle» avec sa représentation de la modernité (Habermas, 2008, p. 171). En
eet, ne pouvait-on pas déjà noter que des problèmes soit-disant ‘religieux’
sont tout autant liés à des sphères diérenciées de compréhensions cultu-
relles du rapport au monde? Le problème fut plus eeuré que réellement
traité. Il manquait un véritable tournant interculturel de la philosophie.
Par ailleurs, san non plus, sans s’appesantir, Habermas mit (avec raison) en
évidence les failles de la décolonisation pour essayer d’expliquer la recrudes-
cence de l’activisme des religions. Ainsi, ses propres analyses, qui tendaient
souvent à justier les progrès inexorables de la sécularisation –à l’exception
de certains pays notables comme l’Irlande ou la Pologne– se trouvèrent en
réalité largement invalidées. Le constat put être amer. Mais il était réel: le ra-
tionalisme européen apparaissait déjà comme une exception et sa prétention
universalisante devenait problématique.
En fait, Habermas lui-même n’avait-il pas péché par européocentrisme? On
ne peut guère, contre les peuples et leurs cultures, imposer des standards et
des normes de vie les convictions et croyances religieuses se trouvent
gommées, refoulées, proscrites dans l’espace public. Un partisan des
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Lumières comme Habermas aura en fait pu se sentir décontenancé par ces
évolutions. Sans doute n’avait-il pas susant pris en compte la prégnance
des schèmes religieux. Ceux-ci ne peuvent être assimilés à des formes d’ir-
rationalisme condamnées à disparaitre dans la modernité. L’exemple de la
guerre en Ukraine pourrait le montrer largement.
Il est ainsi indispensable défaire droit à l’histoire spécique des peuples et
leurs cultures. Les pays européens ont voulu donner la liberté de pouvoir jouir
sans entraves desa religion. Mais n’y a-t-il cependant des limites? Habermas
pouvait penser la séparation des Eglises et des Etats surait à réguler les
formes d’expression. Mais c’était déjà dénier la constitution partiellement
politique de certaines religions, en particulier l’Islam et les conséquences
graves des atteintes aux convictions religieuses, déchainant dans les cas ex-
trêmes, des formes de terrorisme (Petit, 2022).
Comme d’autres, en particulier en France Marcel Gauchet, Habermas aura pu
penser que les communautés religieuses allaient soutenir le consensus démo-
cratique, notamment dans la formation de l’opinion et la volonté des citoyens
(Gauchet, 1985). Mais celles-ci ne sont pas toutes habituées et désireuses
de partager une conception de l’usage public de la raison, surtout quand les
spécicités religieuses semblent comme élimées. De plus, dans bien des cas,
l’Etat soit-disant libéral n’a pas été si neutre quand aux visions du monde -
hiculées par les religions, non seulement quand celles-ci débordaient le cadre
des libertés fondamentales, en particulier quand elles mettaient en cause la
dignité et l’intégrité des personnes notamment mais aussi quand elles sont
estimées vouloir sciemment subvertir le cadre libéral.
De ce point vue, Habermas reconnait que certaines présuppositions cogni-
tives sont en fait attendues des citoyens, croyants ou non, dans les espaces
démocratiques. Surtout, une pensée postmétaphysique n’aura pas su recon-
naitre les attentes de sens, en particulier religieuses, aux fondements de leur
comportement dans la cité. On se demande aujourd’hui quels apprentissages
fondamentaux, notamment à l’école, en termes de savoirs et de savoirs-faire
sont nécessaire pour former des citoyens, intégrant toutes les dimensions de
leur personne, y compris culturelles et religieuses, dans les espaces démocra-
tiques du vieux continent.
Ainsi, dans bien des cas, notamment en Europe, la puissance étatique sécu-
lière ne s’est-elle pas leurrée elle-même en se croyant totalement aranchie
des légitimations religieuses? Habermas aura ni par le reconnaitre dans son
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dialogue avec le Cardinal Ratzinger sur les «fondements prépolitiques de
l’Etat» (Habermas et Ratzinger, 2010). A quelles conditions ne plus voir les
traditions religieuses comme des reliquats du passé? Comment peuvent-elles
être force d’inspiration pour la société? En 2004, Habermas cherchait encore
à prévenir les conits, dans un contexte de pluralisme religieux, en les ren-
voyant à l’espace de discussion, sans prendre en compte la forme culturelle
particulière de cet espace.
Mais ce ‘bornage’ suppose toujours, à vrai dire, de se mettre d’accord non
seulement sur les manières de dialoguer –dans l’éthique de la discussion
chère à Habermas ou dans d’autres approches comme celles du philosophe
français Jean-Marc Ferry qui est en partie un héritier du penser allemand–
mais aussi sur les droits positifs attachés aux religions. Y a-t-il un intérêt
au dialogue? Celui-ci n’est-il pas qu’une forme culturelle particulière de la
rencontre? Par ailleurs, jusqu’où aller dans la tolérance religieuse? Comment
réparer les préjudices et discriminations dont certains groupes, comme les
peuples autochtones dans bien des pays du monde, ont été l’objet?
Habermas aura continué à croire que le processus le plus approprié était la
conception délibérative de la formation démocratique de la volonté. Mais il
faut bien reconnaitre qu’en la matière, bien des peuples ont encore du mal
à faire entendre leur voix. L’égale participation de tous les citoyens n’a pas
toujours été garantie. Les doutes sur les modalités de la représentation poli-
tique minent aujourd’hui la présomption de résultats rationnellement accep-
tables. On aimerait aussi, à la suite d’Habermas, croire que tous les citoyens
peuvent être vertueux. Mais, dans bien des pays, l’exercice d’une civilité
apaisée est loin d’être le cas. L’Etat lui-même est-il toujours si impartial que
cela quand il est l’objet d’une appropriation patrimoniale par certains intérêts
capitalistiques? (Gomez-Müller, 2017).
Dans des dialogues tendus, avec des faibles niveaux de participation et de re-
présentation, un modèle consensuel est en réalité dicile à mettre en œuvre.
Pour entrer en discussion, il faut croire en sa valeur. Les prémisses acceptées
par tous –notamment la valeur de la raison publique– font désormais plus
souvent défaut.
Comme le constate Habermas, le processus de formation et la formulation
même des décisions et des lois par les autorités politiques et judiciaires est
dans certains cas défaillant. Incomprises, ces décisions ne sont ni acceptées
ni intégrées. Avec John Rawls cette fois-ci, on doit aussi reconnaitre que ceux
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qui militent pour leur foi ou leurs convictions peuvent être réticents à entrer
dans un usage publique de la raison si elles peuvent se trouver heurtées.
Or un Etat laïciste comme en France n’a pas toujours su fournir de garan-
ties susantes sur sa neutralité et son impartialité. Désormais, la situation
semble s’être passablement détériorée. Certains responsables plaideraient
volontiers pour une ‘laïcité de contrôle’, au moment même la crise sa-
nitaire a conduit à des restrictions des libertés publiques sans équivalent
depuis la Seconde Guerre Mondiale (Petit, 2020). De fait, les institutions
étatiques européennes ne sont pas si ‘neutres’ vis-à-vis de visions du monde,
à juste titre quand celles-ci sont incompatibles avec l’éthos démocratique.
Mais n’est-ce pas aussi un personnel politique enclin dans plusieurs pays
européen à s’orienter vers des démocraties illibérales comme en Hongrie ou
en Pologne, qui est à l’origine de la dérive des institutions étatiques et à une
remise en cause de l’Etat de droit?
Certes, on peut, comme le fait Habermas, rappeler la contribution positive
de mouvements religieux, comme celui de Martin Luther King, en faveur des
droits civiques pour une meilleure intégration des minorités et des marginaux
dans le processus politique. On pourrait ainsi évoquer, même si Habermas
ne le fait pas, le rôle des leaders religieux dans la chute du Mur de Berlin
et l’aermissement de l’espace démocratique européen. Depuis le début de
son ponticat, le pape François avait invité les responsables européens à re-
vivier ses idéaux en matière de droits humains et de promotion de l’Etat de
droit, dans aussi une réponse adaptée aux dés mondiaux de la multipolarité
et de la transversalité. Selon lui, chacun devrait pouvoir assumer ses parti-
cularités, tout en contribuant ecacement à la réalisation d’une cité harmo-
nieuse, au service de peuples toujours plus unis. Pour se faire, il aura particu-
lièrement encouragé, dans son discours au Conseil de l’Europe en 2014, les
rencontres centrées sur le dialogue interculturel et interreligieux auxquelles
je participe par le biais de la Conférence des Organisations non gouverne-
mentales accréditées
3
.
En conséquence, on peut se demander si la stratégie communicationnelle
adoptée par les institutions européennes répond susamment aux demandes
de reconnaissance de communautés culturelles ou religieuse. Dans certains
cas, celles-ci se sentent ostracisées ou contraintes à un principe de justica-
tion séculière pour des activités qui ne relèvent pas d’abord de cet ordre. On
3 Discours du pape François au Conseil de l’Europe, 25 novembre 2014.
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pense notamment ici aux peuples Roms. Quels compromis forts ici établir
quand la culture religieuse des responsables politiques est particulièrement
déciente et si les responsables religieux sont divisés, instrumentalisés poli-
tiquement et incapables de dépasser leur rivalité et traduire leurs plaidoyers
dans des formes et des contenus acceptables pour tous?
Il ne s’agit donc pas ici de trouver, comme le pensait Habermas «des justi-
cations séculières indépendants des convictions authentiques» mais de mieux
les articuler (Habermas, 2008, p. 185). En fait, dans bien des cas, on doit
constater de la part de responsables politiques soit une volonté à peine ca-
chée de captation politique des confessions religieuses, comme dans le cas de
l’orthodoxie dans un ethno-nationalisme en Europe centrale et orientale, soit
une insusante sensibilité à la place de la religion dans la vie des personnes
en Europe du Nord et Occidentale. Habermas aura qualié, un peu comme
Bergson, les religions de ‘source d’énergie’ (sic), sans voir qu’elles portent
aussi des représentations du monde qui ne peuvent seulement être fondées
dans des espaces démocratiques. De fait, comme l’a bien montré Tzvetan
Todorov, bien des croyants ont été amenés à s’engager pendant la Seconde
Guerre Mondiale, en prenant le risque de la captivité ou de la mort, non par
héroïsme ou sainteté mais d’abord par souci d’humanité (Leblanc, 2020).
Comment dans ce cas traiter les convictions extrémistes qui cherchent à
s’adosser aux formes démocratiques pour les subvertir, pour en faire des ter-
ritoires de conquête, notamment dans l’Islam djihadiste? En fait, Habermas
présupposait plus qu’il ne démontrait que l’ethos démocratique convient le
mieux à l’exercice des cultes. Mais toutes les religions n’en ont pas la même
compréhension. Comment prendre en charge des conceptions existentielles
estimées ‘non négociables’ au sein de discussions argumentées comme le
souhaiterait Habermas? Certes, le rôle de l’Etat libéral est eectivement de
favoriser leur expression et leur traduction dans des modalités compatibles
avec l’espace public. Mais une diérence fondamentale existe entre une -
rité issue d’un corpus dogmatique, la discussion argumentée n’est pas
le seul critère –si l’on intègre par exemple le recours à la Tradition– et une
vérité issue de l’éthique de la discussion, qui ne se base que sur la raison
séculière.
En réalité, ces dernières années, les tentatives d’élargissement de la raison
publique eu Europe ont buté sur cette aporie. La question semble bien être
aujourd’hui de mieux conjuguer autonomie et transcendance, de mieux
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identier le rôle de la philosophie et de la théologie mais aussi de correc-
tement apprécier, comme le préconise le philosophe libéral Pierre Manent,
les conséquences spirituelles de l’aaiblissement des nations européennes,
en sortant de cette ‘morne mise à plat des religions’(sic) dans laquelle des
responsables politiques veulent les enfermer (Manent, 2012).
Peut-être qu’Habermas s’est trouvé à certains endroits victime d’une repré-
sentation confessante des religions, sans voir leur performativité dans la so-
ciété, en particulier dans le domaine social. Certes, l’Etat moderne européen
a fait le deuil d’un ordre politique soumis à une légitimité religieuse. Mais
est-il si sûr qu’il soit en capacité de laisser s’exprimer en un langage reli-
gieux les convictions qui ne trouvent aucune traduction séculière dans les
discussions publiques? Habermas souhaiterait que les sociétés séculières ne
se coupent pas des ressources importantes des religions pour un fondation
de sens. Mais on doit bien connaitre que leur sensibilité à un vivre-ensemble
peut être aussi instrumentalisé aussi au service d’une paix civile que d’un
intransigentisme belliciste. Les religions n’ont pas qu’à remédier aux insuf-
sances des Etats démocratiques. Un appui à une transcendance discrète de
l’ordre public ne doit pas, dans certains cas, s’exonérer d’une réexion sur
une justice qui pourrait aussi conduire aux changements socio-politiques que
les situations réclament. Les Commissions Vérité et Réconciliation dans plu-
sieurs pays du monde en sont un exemple (Petit, 2017).
Ainsi, les autorités européennes misent sur une qualité du dialogue avec les
représentants des religions pour obtenir une adhésion plus large à leurs ob-
jectifs. Mais écoutent-elles avec susamment de nesse leurs observations
pour réaliser, notamment en matière éthique, des compromis de longue por-
tée? N’est-ce pas un leurre de penser que celles-ci peuvent s’ajuster sans dif-
cultés à un consensus présupposé en commun sur des principes européens
qui les dépolitiseraient, alors même que, justement, ce qui fonde l’identité
religieuse, en particulier catholique, c’est son indépendance essentielle vis-
à-vis des cadres nationaux, en raison même de son universalité? Cette dis-
sonance cognitive pourrait être en fait bien plus qu’elle ne l’est aujourd’hui
créatrice de sens, y compris dans la réexion européenne sur la constitution
d’une unité dans la diversité. Le pluralisme religieux grandissant le requerrait
plutôt. Ce serait sans doute une façon aussi se sortir d’un morne égalitarisme
niveleur de toutes les diérences et de toutes les vérités qui, en pratique,
n’ont pas droit au même respect. Ce que Habermas appelle «la capacité de
tolérance de l’éthos civil égalitaire» ne fait d’ailleurs pas l’objet d’une même
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appréhension chez tous les citoyens européens au moment le nationalisme
gagne du terrain partout en Europe (Habermas, 2008, p. 198). On retrouve ici
les enjeux d’une éducation civique spécique aux fondements des groupes
culturels et religieux, qui sont loin d’être des reliquats archaïques dans bien
des cas. Ces groupes peuvent être des partenaires loyaux et coopératifs dans
la quête d’une vérité commune, à condition que leurs libertés fondamentales
ne soient pas de facto entravées. Or les sciences modernes ont accentué à
l’excès le recours à des procédés faillibilistes et une conception exagérément
sceptique de la vérité, qui ne leur convient pas bien, tout comme une préva-
lence d’un droit positif et d’une morale sociale profane qui ne laissent guère
de place à des formes alternatives, en particulier religieuses, de pensée. Pour
ce qui la concerne, une pensée d’inspiration protestante ou une philosophie
juive ne sont pas de l’ordre d’un ‘bavardage pieux’: leurs lettres de noblesse
sont aussi de participer, selon ses propres critères et selon ses visées propres,
à une conception éclairée de la raison. Qu’auraient été les apports de Ricoeur
ou de Lévinas, pour ne citer qu’eux, sans cette référence?
Sans hésiter, Habermas aura reconnu l’importance des signications issues
des traditions judéo-chrétiennes et arabo-musulmanes. Mais les pense-t-il
aujourd’hui comme susamment capables de fournir des impulsions nou-
velles dans ce travail de soutènement de la raison? Les philosophies ca-
tholiques, pour ce qui les concerne –on pense ici à Maurice Blondel autant
qu’à Emmanuel Mounier– ont montré que la prise en compte de l’altérité
religieuse a aussi été productrice de l’autonomie démocratique et qu’elles
ne pouvaient être réduite à des expressions d’une transcendance ennemie
de toute autonomie. En dénitive, la représentation démocratique a besoin
d’une altérité instituante et non d’une justication permanente du bien-fondé
d’institutions politique parfois promptes à ne jeter sur elle que la suspicion.
Dès lors, de son côté, une pensée postmétaphysique sous-estime non seule-
ment les possibilités d’inscription du christianisme dans la démocratie mais
aussi son dynamisme d’incarnation. Celui-ci ne saurait se réduire purement
et seulement en un civisme démocratique. Un tel positionnement éviterait de
tomber de Charybde en Silla, c’est-à-dire être écartelé entre des convictions
religieuses fondamentalistes et celles, symétriques, de points de vue laïcistes,
qui ne conduisent qu’à un éclatement de la sphère publique. Resterait aussi
à mieux déterminer dans les religions les apprentissages à mettre en œuvre,
notamment les modalités d’une relation éclairée à la sphère publique par
l’autoréexion, comme l’aura souhaité à juste titre Habermas mais surtout à
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